mardi 29 mars 2016

Jean-Claude Caër, 'Alaska', Le Bruit du temps, 2016


Dans En route pour Haida Gwaii (Obsidiane, 2011); Jean-Claude Caër scellait dans un poème souple et vibrant un voyage moderne vers des contemporains si peu connus qu'un atlas n'est pas de trop pour les situer quelque part. Trois ans plus tard, c'est un nouveau départ vers une autre pointe extrême du Nouveau Monde, au nom connu, cette fois. Reste à s'y rendre.

Et qu'est-ce qui pousse un Finistérien à quitter son sol et à laisser des êtres chers, sinon pour aller voir encore où finissent les terres ? Scruter la vie d'autres hommes encore affrontés à une autre - et peut-être la même - immensité du monde ?
Ce qui m'intéresse
Ce n'est pas tant le voyage lui-même
Les destinations
Les rencontres
Mais la manière dont il me  transforme
Le joie (la peur) que j'éprouve à me transformer

A devenir quelqu'un d'autre que je ne reconnais pas. [p.58]
Ajoutant [p.59]
J'ai besoin d'éprouver le voyage dans ma chair, dans mes veines.
Car tout est déjà dans les livres, Y compris le rêve, la surprise, l'étonnement. Encore est-ce une chose de vivre le voyage en voyageur doué, et une autre chose qu'un nouveau livre en naisse, ni journal de bord ni confession, ni exercice d'admiration ni célébration, mais une vibration sincère et forte, une scansion du mystère de pouvoir parler le monde.

Les humains y sont bien présents :
Au petit matin sous le ciel nuageux
C'est une ville étrange qu'Anchorage
Pas un passant je suis le seul homme qui marche
Seulement des voitures
Qui roulent dans de larges avenues
Qui vont vers la mort
Et m'éclaboussent
C'est étrange
[....................................................]
Le soir des oies sauvages d'Alaska se dirigent vers un peu de rose
Dans le ciel qui nous apaise. [p.23]
Tirant d'une visite au musée d'Anchorage des "Leçons de courage" :
Ce qui me fascine
Les tableaux en péritoine de morse de Sonya Kelliher-Combs,
Les masques aux paupières tombantes de Perry Eaton
Cerclés de plumes d'aigle ou de goéland.
Les masques mortuaires de Nicholas Galanin
Porte de vrais cheveux noirs.
Masques de nos ancêtres devenus fantômes.
Masques de porcelaine fins et fragiles.
Notre peuple a souffert,
A vécu dans des conditions terribles... [p.26] 
Enfin comment revient-on de ces horizons extrêmes ? Avec tact, Jean-Claude Caër pose à la fin du livre "Quatre poèmes", que Hantent une femme souffrante, ou non loin de la vigne de Montmartre un enfant angoissé par la mort... Mais c'est aussi la sonnerie du téléphone portable, ou la rêverie, allongé dans l'herbe, regardant "les nuages grandir, se défaire, / Se recomposer en forme d'anges ou de monstres très haut"... Il ne suffit pas de s'en être retourné, il faut encore revenir...

En route pour Haida Gwaii constituait déjà, à soi seul, une manière de chef d’œuvre. Nous voici maintenant devant un doublé qui avec simplicité se hausse à la même hauteur.

Jean-Marie Perret.
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  • Sur Secousse, écouter J.-C. et A. Caër lire un extrait d'Alaska (audio 5'17) : Lien 
  • Sur Terres de Femmes, une lecture d'Alaska par Marie-Hélène Prouteau : Lien 
  • Autre lecture, due à F. Urban-Menninger : Lien 
  • Sur Secousse, écouter J.-C. et A. Caër lire un extrait d'En route pour Haida Gwaii (audio 5'17) : Lien 
  • Sur Terre de femmes, lecture de En route pour Haida Gwaii par Angèle Paoli : Lien 
  • Jean-Claude Caêr, notice sur le site des Éditions Obsidiane :  Lien

lundi 12 mai 2014

Andrée Chedid, 'Poèmes', Flammarion 2013

Voilà un une œuvre réunie qui permet d'apercevoir un  long chemin dans la poésie : soixante ans de poèmes, parcours généreux !

  • Dès son premier travail poétique en français -- Textes pour une Figure, 1949 -- Andrée Chedid exprime sa proximité avec René Char :
Derrière le visage et le geste
Les êtres taisent leur réponse
Et la parole dite alourdie
De celles qu'on ignore ou qu'on tait
Devient trahison

Je n'ose parler des hommes je sais si
Peu de moi

Mais le paysage [...]

  • Fut-elle fidèle à la haute exigence du poète de la Sorgue ? Certes, les périodes ne manquent pas où la voix se fait plus incertaine et plus frêle, ou le poème tente de raisonner, tournant autour d'idées presque naïves. Mais des titres, au moins, témoignent de l'attention qu'elle garde envers René Char : Visage premier, L'éclair me tient, Fraternité de la parole...Et dans ce dernier livre (1976), de belles recherches sur
Le mouvement

Forge le contraire de ce monde
Où l'âme perd rumeurs
Où le temps nous tarit

L'homme périt de son propre venin
Mais s'élève dans la lueur qu'il esquisse

Enfante-toi
Enjambe-toi

Dénoue le mouvement

  • La même année, 1976, paraît Cérémonial de la violence, un "Cri pour le Liban", sa patrie hors la France :
Pas de prisonniers, mes frères

Que votre cité devienne un abattoir !
Que vos collines se transforment en charniers !

Défoncez vos ruelles
Signez vos maisons
Remâchez vos griefs
Grisez-vous de pillage

Bafouez          Exécrez

Le temps vous le rendra !

  • Avec Vieillir, puis Mourir, qui paraîtront réunis dans L’Étoffe de l'univers, en 2010, cette voix jamais haussée, toujours à fleur d'existence, atteint un ton de vérité qui, malgré la ténuité de la prosodie, force le respect :
La mort immense
Nous fait face
Elle est silence
Elle est parole
Tombée du vent
Elle est poussière
Sur le sommeil

La mort immense

Nous fait faceElle nous accueille
Puis nous chasse
Elle est la nuit
Parfois le jour...

  • Adrée Chedid, prix Goncourt de la poésie 2002, meurt à Paris en 2011, à l'âge de 90 ans. Les éclats de ses recherches modestes et sincères n'ont pas fini de nous toucher.
Jean-Marie Perret.
  • Andrée Chedid, Poèmes, Flammarion, Mille et une pages, octobre 2013.

mercredi 2 avril 2014

Thomas Vinau

Ce noir qui remonte

Les trous d'obus les fosses
les tranchées et les tombes
sont les lieux de naissance privilégiés
du coquelicot
de même que les blessures les non-dits
les plaies et les silences
sont les nurseries habituelles
du poème ...

On connaissait en Thomas Vinau un romancier original, voici qu'il nous donne un livre de poèmes : Juste après la pluie. Aux soins d'Alma, son fidèle éditeur.

"Des pièces bancales, des mots de peu", s'excuse-t-il. Une poésie "militante du minuscule, insignifiante", écrite au quotidien.

Il ne faudrait pas tant s'excuser. Aphoristiques ou plus développées, le choix des quelque 250 pièces qu'on lit ici fait en sorte que s'équilibrent les plus légères et les mieux pensées. Et puis c'est d'un ton bien personnel, qu'il s'agit, qui fuit la désinvolture, affirmant un sentiment du monde rassurant et troublé à la fois. On y pointe à l'occasion une philosophie qui, toute portative qu'elle soit, leste le livre durablement :
... voilà le véritable mouvement
de la lumière
ce noir qui remonte
de tout au fond du monde
et fait pousser les fleurs.
Jean-Marie Perret.

Thomas Vinau, Juste après la pluie, Alma Editeur, Paris, 2013.

jeudi 19 juillet 2012

Adonis

'Non pas l'estuaire des miroirs,
non pas la rose des vents.
Toute chose est chemin,
les frontières et leurs étendards,
l'embrasement, les barricades,
la rencontre et son ascension,
la voix, ma voix dans mes paumes,
les oiseaux qui s'éloignent
et laissent leur nom parmi les branches,
les branches et leur histoire.'...
Etonnants poèmes, que ceux d'Adonis. Par moments semble s'esquisser un apologue, se nouer une histoire, et puis le flot tourbillonne encore, il ne reste qu'à se laisser flotter, comme un bouchon. Et de cette action incessante de nommer, de lier, séparer, nier, réaffirmer, de cette multiplication souveraine des points de fuite, le poète fait une sorte d'épopée.
'Nous avons inauguré une autre patrie
et dans l'adieu aux oiseaux
nous avons progressé.
Nous étions espace pour leurs malheurs
et comme eux nous sommes partis.
 Toute chose est chemin.'...

Riche idée, à Orphée/La Différence, de rééditer dans la collection dirigée par Claude Michel Cluny ce précieux petit volume bilingue, soigneusement traduit par Anne Wade Minkowski et d'abord paru en 1991. Il nous livre la quintessence du travail du célèbre poète syro-libanais, né en 1930, et dont l'oeuvre compte en traduction française quelque vingt volumes. "J'ai perçu, écrivait Jacques Lacarrière dans sa préface, la parole et l'appel d'un errant véritable, les chants d'un pèlerin soucieux du seul pèlerinage."
Jean-Marie Perret.

Adonis, Chronique des branches, traduit de l'arabe par Anne Wade Minkowski, et présenté par J. Lacarrière, Orphée/La Différence, 2012.

samedi 14 juillet 2012

Michel Baglin


'Je rends grâce aux nuits qui n'ont plus d'heures, / aux nuits que l'on pousse à force de cigarettes et d'alcools / jusqu'au coeur chaviré, aux confessions bêtes, aux bégaiements de l'innocence retrouvée, / quand le monde comme il va ne saurait plus nous aller, / quand la langue chargée de régler les additions / bafouille l'humanité avec des mots qui penchent'...
De chair et de mots est une anthologie personnelle orchestrant des extraits significatifs des publications poétiques de ce Toulousain d'adoption, rompu à l'exercice de la plume de par son métier de journaliste. Ce nous vaut une visite heureuse, plus qu'un catalogue. Presque 40 ans de poésie défilent ainsi, depuis Déambulatoire, Chambelland, 1974, jusqu'à L'adolescent chimérique, 2007... En passant par Les mains nues, préfacé par Jérôme Garcin - et qui reçut le prix Max-Pol Fouchet - L'Age d'homme, 1988. Ou encore Les chants du regard, poèmes sur 40 photographies de Jean Dieuzaide, Privat, 2006 : 
'Cheval de trait. Il connaît la charrue, la terre levée, le champ derrière lui qui fume au premier froid. Comme il sait l'été, ses sueurs et ses gerbes, le tourbillon des foins au vent de sa crinière, les tombereaux de pierre à déplacer. Et dans ses muscles les mêmes chemins, qui toujours montent'...
Mais c'est l'Alcool des vents (Le Cherche-Midi, 2004; Rhubarbe, 2010) qui brille ici, encore et toujours, d'un éclat particulier :
'Je rends donc grâce à ces riens qu'on appelle escales, / qui furent des haltes, des bivouacs, et resteront fragments, / qui argumentent quand même en faveur d'un feu latent, / d'une traînée de poudre, d'un fil aussi ténu que corde sensible. / A cette ivresse qui persiste quand tout déchante et dont je ne connais pas la cause, / qui vient de la mer sans doute, de très loin par le sang, la rime, l'obscur vertige / et que je nomme l'alcool des vents, faute de mieux'...
Un lyrisme vigoureux qui rend hommage aux grandes facondes des Segalen, des Claudel et des Perse, sans oublier Cendrars et quelques uns des grands diseurs populaires.
Jean-Marie Perret.


On peut retrouver Michel Baglin sur son site : http://revue-texture.fr/


Michel Baglin, De chair et de mots, Le Castor Astral, 2012

jeudi 9 février 2012

Henry Bauchau


'A Paris, j'ai vécu de travaux et d'écoute
Bousculé par le temps, transpercé par les songes
Les rires d'anciens dieux parfois dans les passages
De l'imagination profonde'...
Connaît-on un autre poème qui traduise avec autant de simplicité une expérience de psychanalyste - l'expérience des autres, l'expérience d'une vie ?
'Salut à l'imagination, celle qui vient d'ailleurs
Et murmure à l'oreille son chant d'oiseau céleste
Le chant désenchaîné du peuple du désastre'...
Peut-être avait-on oublié qu'Henry Bauchau, avant de devenir le romancier d'Oedipe sur la route et de l'Enfant bleu, avait commencé par publier des poèmes (Géologie, prix Max Jacob, Gallimard 1958) et que tout cela fut réuni il y a peu.
'Peuple caché, confus, cherchant l'amour, cherchant le sens
Du pas dévasté des sans route
Son espérance a pris ma main
Avec ses yeux qui clignent et ses passages à l'acte
Et comment oublier l'extravagant visage
qui m'a choisi, formé, défoncé sur la route ?'
Ainsi s'achève 'Le désenchaîné' (septembre 2010), la plus surprenante (dans sa simplicité) des 24 pièces composant 'Tentatives de louange', qui apparaît donc comme un supplément à la 'Poésie complète' de cet écrivain peu commun, né à Malines en 1913.
Jean-Marie Perret.
  • Tentatives de louange, Actes Sud, 2011
  • Poésie complète, Actes Sud, 2009



dimanche 10 juillet 2011

Gérard Noiret



Puisque nous connaissons tous deux la brisure
lait brutal dans le thé que mes paroles te soient
vent du soir qui évapore les dernière gouttes
du mouvement

Qu'elles imprègnent ta salive de myrte et
déposent ta rêverie avec ce frisson de mer à 20 h
quand s'y émeut la pesanteur quand
les poissons justifient leur symbolique

Que mes paroles te soient vent du soir et vent
du soir ne courbe pas même l'herbe sève jaillie
Oui vent
juste tout juste préoccupé d'affraîchir
mon essentielle, les lèvres de la durée ...

Un numéro d'une ancienne revue nous permet de renouer le fil Gérard Noiret : "Les cahiers de Vagabondages", n°16, janvier 1980. En nous excusant pour la disparition d'espacements bien réglés dans l'original, que le logiciel ne permet pas. Belle suite quoi qu'il en soit destinée à un ensemble dont le titre serait "Banlieue pauvre".

A toi au bout de mes veines et toi flamme prise
dans forme de souffrance braise métaphorique
de ton quotidien tu étouffais
A nos souffles unis d'instant ce fut

Ivresse de sarments Ivresse de nuées
au même soleil levant meubles réactivés
ivresse d'angles de rythmes en surface d'instant
de fut ivresse d'instincts soudaine

Prolifération dans le mouvement D'instinct ce fut
ivresse d'instants subtil effort de
dilatation qu'imposent au présent tes prunelles,
subit effort d'activation qu'impose
aux rayons ton battement...

On annonce la parution imminente, chez Obsidiane, d'un nouveau livre de poèmes. En attendant, profitons des critiques de poésie que Gérard Noiret procure de nouveau, régulièrement, à La Quinzaine Littéraire. Bon prétexte pour ouvrir l'excellent bimensuel de Maurice Nadeau, dont nous fêtions récemment le centenaire.
Jean-Marie Perret.